Philippe Kenel
L’argumentation fallacieuse des partisans de la convention avec la France
L’argumentation principale des partisans de la ratification par le Conseil des Etats et le Conseil national de la convention en matière de successions signée par le Conseil fédéral avec le gouvernement français le 11 juillet 2013 est que notre pays a très bien négocié et que la situation pour les contribuables est meilleure avec cette nouvelle convention que sans convention du tout. On voit, de manière cocasse, Monsieur l’Ambassadeur de France Michel Duclos vanter les qualités de négociatrice de Madame la Conseillère fédérale Evelyne Widmer-Schlumpf et vanter les résultats qu’elle a obtenus. Pour tenter d’embobiner les parlementaires helvétiques, on entendra bientôt dire que c’est la France qui s’est fait rouler dans la farine…
Malheureusement, la réalité est toute autre. En renonçant à la convention de 1953 et en signant celle de 2013, la Suisse a tout perdu et n’a absolument rien obtenu.
Voilà les principaux arguments utilisés par les tresseurs de couronnes de Madame la Conseillère fédérale Widmer-Schlumpf, mais qui sont, en réalité, tout à fait erronés.
Tout d’abord, Monsieur l’Ambassadeur de France encense notre conseillère fédérale en déclarant qu’elle a obtenu de la part de la France plus que ce que celle-ci a cédé à l’Allemagne dans le cadre de la négociation de la Convention du 12 octobre 2006 signée entre la République française et la République fédérale d’Allemagne en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôts sur les successions et sur les donations. Il soutient, en effet, que seuls les héritiers qui auront été domiciliés pendant huit ans au courant des dix dernières années en France seront imposés par le fisc français, condition de temps, qui ne figure pas dans la convention franco-allemande. Or, il est absolument impossible de comparer la situation entre la France et l’Allemagne à celle entre la France et la Suisse. En effet, la différence fondamentale est que l’Allemagne, comme la France, connaît le système de l’imposition au domicile de l’héritier, alors que la Suisse connaît celui, normalement pratiqué, de l’imposition exclusive au domicile du défunt. Par conséquent, il était tout à fait naturel pour l’Allemagne de signer une convention prévoyant ce principe avec la France dans la mesure où elle-même connaît le même système. En revanche, il est totalement contrenature de le faire avec la Suisse qui elle ne connaît pas l’imposition au lieu de domicile de l’héritier. A titre comparatif, il est très facile pour deux Etats pratiquant la torture de signer une convention d’extradition, alors que cela pose beaucoup plus de problèmes lorsqu’il s’agit de signer une convention d’extradition entre un Etat pratiquant la torture et un autre respectant les droits de l’homme. Par conséquent, le simple fait de comparer la situation entre l’Allemagne et la France à celle entre la Suisse et la France n’est pas possible. D’ailleurs, ce qu’omet de dire Monsieur l’Ambassadeur de France est que son pays a signé une seule convention prévoyant le système qu’il veut imposer à la Suisse, et c’est avec l’Allemagne qui, je le répète, connaît le système de l’imposition au lieu de domicile de l’héritier. Aucun Etat, mise à part malheureusement la Suisse, ne s’est laissé, excusez-moi de l’expression, « enfiler » une telle convention. Toutes les autres conventions signées par la France en matière de successions, notamment avec la Belgique, respectent le principe de l’imposition exclusive de la succession au domicile du défunt. De plus, avant 2006, il n’existait pas de convention entre la France et l’Allemagne et, par conséquent, l’Allemagne n’a dû renoncer à rien. La situation est totalement différente avec la Suisse à qui la France demande non seulement de signer une convention qui lui est défavorable, mais de renoncer à une convention existante.
En second lieu, les partisans de la convention signée le 11 juillet 2013 soutiennent que l’énorme avantage de cette convention est qu’elle permettra à l’héritier imposé en France de déduire les impôts qu’il aurait à payer en Suisse, ce qui ne serait pas le cas s’il n’y avait aucune convention. Cet argument est faux à un double titre. D’une part, ce qu’omettent de dire ou ce que ne savent pas les personnes qui propagent cet argument est que, même sans convention, l’article 784 A du Code général des impôts français prévoit que les impôts payés à titre d’impôts sur les successions à l’étranger sont, même sans convention, déductibles des impôts dus en France. La seule restriction est que, sans convention, l’héritier pourra déduire uniquement les impôts de successions payés à l’étranger sur les biens mobiliers et immobiliers à l’étranger, alors qu’avec une convention il pourra déduire également ceux payés sur les biens mobiliers et immobiliers en France. En pratique, il suffira que le défunt n’ait aucun bien mobilier en France pour que la situation sans ou avec la nouvelle convention soit identique. D’autre part, vu que la très grande majorité des cantons suisses ne connaît pas d’impôt en ligne directe et que la grande majorité des héritages se font en ligne directe, il n’y aura, de toute manière, aucun impôt payé en Suisse à déduire.
Enfin, sentant que leur argumentation branle aux manches, les défenseurs de la convention du 11 juillet 2013 soutiennent que, pour la sécurité juridique, il est préférable d’avoir une convention. Quand un avocat commence à avancer l’argument de la sécurité juridique, c’est souvent qu’il n’a pas grand-chose à dire… En effet, quelle est la sécurité juridique offerte par cette convention ? La seule chose qu’elle nous garantit, c’est que les héritiers seront imposés en France même si, un jour, un gouvernement français futur décidait de renoncer en droit interne français au système de l’imposition au domicile de l’héritier. On se retrouverait dans la situation cocasse de voir seuls les héritiers de personnes décédées en Suisse imposés en France, alors que les héritiers de personnes décédées dans un autre pays ne le seraient pas. Si c’est cela que le Conseil fédéral appelle la sécurité juridique, je préfère y renoncer, car c’est, en réalité, la sécurité du pire. La plus belle preuve qu’il n’y a pas besoin de convention en matière de successions pour garantir la sécurité du droit est que la Suisse n’en a conclu que dix…
Je tiens quand-même à remercier Monsieur l’Ambassadeur de France d’être aussi élogieux à l’égard de notre conseillère fédérale, mais, malheureusement il se trompe… à moins qu’il faille toujours se méfier des personnes qui vous caressent dans le sens du poil !